En ce 21 Mars 1995, jour international de l'Eau, revient à l'esprit la vision de cette partie de l'île qui s'éloigne de plus en plus d'un passé de gloire verte. Aujourd'hui plus qu'hier, l'Haïtien du pays à l'arrière ne s'en retourne pas : implaccable mais antinomique sort d'une progéniture héritière, frustrée d'une petite terre ensemencée du sang et de la sueur de ses pères esclaves qui la portèrent telle qu'elle fut, la "Perle des Antilles".A Carrefour-Sanon, petite section de Jérémie, Manuel savait déjà que cette eau rare qu'il cherchait repousserait le spectre d'une vie de "bateys", et qu'elle serait le ferment qui pût lier la communauté au patelin. Ce drame fictif de Jacques Roumain, qui traduisit à son époque la réalité paysanne, eût-il provoqué la conscientisation ou le réveil social chez le microcosme élitiste que les politiques eussent pu prévenir le drame réel qui allait secouer en la fin du siècle l'économie haïtienne.La politique de la terre brûlée, qui fut le cadeau de baptême de notre Indépendance, est supplantée par celle de la terre vendue. Comme si les souvenirs du fouet commandeur hantaient encore le travail de la terre et même la récolte de ses fruits, les instances étatiques et consommatrices se sont peu souciées de regénérer en priorité la matrice qui demeure le seul moteur pouvant inverser la tendance à la paupérisation grandissantes des masses rurales. Et ce n'est point un accident si la sécurité écosystémique régresse de manière accélérée, étant mal intégrée dans la complexité des stratégies de développement voire de modernisation. Il nous paraît tout aussi complexe de décrire les interrelations entre tous les évènements qui ont bouleversé et bouleversent encore l'évolution écologique du terroir. Si nous retenons cependant: - la sécheresse et la famine qui gagnent le Nord-Ouest, la désertification plus vieille dans la Savane Désolée et progressive dans le Plateau Central, la baisse considérable du régime hydrométrique du Lac de Péligre, l'intrusion montante de l'eau de mer dans les nappes aquifères de la Plaine du Cul-de-Sac ainsi que la baisse de leur niveau piézométrique, le caractère torrentiel de nos rivières jadis fluviales, le déboisement effréné de nos mornes et forêts, l'exploitation exponentielle de la production du charbon de bois, la disparition plus que saisonnière des sources gravitaires autrefois considérées pérennes, l'abandon désinvolte des plaines à la construction anarchique d'un habitat de plus en plus dense... - il est sans nul doute probable que la dévalorisation des campagnes, avec la tendance de l'exode rurale vers la Capitale et les villes secondaires, s'accentuera même quand Guantanamo ou Chrome n'hébergent plus ceux qui fuient par la mer.Alors, quel choix? . Savoir simplement que Port-au-Prince pourrait atteindre les deux (2) millions d'habitants en l'an 2000? . Y étendre des infrastructures et des services utilitaires fort coûteux pour essayer de pallier ou sécuriser contre d'autres " tempêtes Gordon" ? . Constater dans chaque résolution de symposium l'anarchie historique des excroissances du tissu urbain de la Métropole et des villes secondaires? . Entrer dans le libre échangisme international avec une production agricole de plus en plus récessive?S'il faut aborder des solutions durables et ne pas se confiner à l'intellectualisme politique, il est impérieux de considérer que le futur du développement de l'arrière pays est le seul facteur encore apte à garantir une certaine autonomie, même illusoire. Le pays se doit de sauvegarder et d'améliorer la performance de cette production, base principale de sa monnaie d'échange. S'il n'est pas évident qu'Haïti puisse, même à long terme, se spécialiser dans un domaine du marché international autre que celui des produits agricoles et de leurs dérivés, la libéralisation de notre commerce exige que la solution aux déséquilibres structurels soit approchée à fonds dans la problématique des retards cumulés de la production nationale potentiellement supportée par l'agro-industrie locale. Ainsi, dépasser la conjoncture recommande l'intégration au premier plan d'une promotion liée des ressources naturelles et des ressources humaines du pays réel où l'eau, l'un des principaux éléments de cette politique de viabilité, ne devrait pas être un facteur limitant au développement. La vision globale de sa conservation à très long terme, est une priorité de la gestion de l'environnement et nous venons à souhaiter que le nouveau Ministère fasse ses premiers pas surtout dans la valorisation des approches scientifiques et systémiques.
Lui qui prend le sentier dès le chant du coq pour ces champs éloignés, pensant au prochain "canter" qui l'emmènera loin de cette terre improductive, elle qui joue la sauterelle toute la journée pour reprendre le chemin du "lakou" avec une miette pour ses quatre enfants, eux de cette petite organisation de jeunes qui abattent le dernier arbre du dernier coin libre de la bidonville pour jouer au basket, le dernier héritier de la famille qui vend le dernier carreau pour s'acheter un "tap-tap", cette vieille qui a tout abandonné pour mendier tous les jours sur le parvis de l'église, ce petit qui quotidiennement accompagne l'aveugle à travers les files serrées de voitures à la Grand-Rue..., s'en retourneront-ils?
Si l'eau ne revient pas à la terre, personne n'y retourne.
Pierre Michel Gérard Charles. 20 Mars 1995.